Sur l’étrave du 190, le sel de l’Atlantique a grignoté la mascotte de Captain Alternance. Le gros chat a perdu son oreille à tribord, mais a conservé intact son regard conquérant. À son bord, Kéni, Thomas et Benoît semblent poursuivre leur rituel de course. À terre comme en mer, chacun est à sa place et à sa tâche. Le retour d’une traversée de l’Atlantique a de fausses allures de fin de vacances : une fois les voiles repliées, le temps est au nettoyage, au rangement. Et au bilan. Porté par une bande-son assurée par un chanteur québécois, le récit des trois skippers ne contient aucune fausse note. « D’autres courses ont pu être frustrantes parce que nous subissions. Sur cette transat, nous avons été acteurs », note Kéni. Un constat partagé par Thomas : « nous avons montré que nous pouvions être aux avant-postes, animateurs de la course ».
Les skippers ont notamment su garder leur sang-froid lorsque les vents se sont montrés contraires à leurs attentes. Et ce dès le premier jour. « Nous avions pris un bon départ aux côtés des favoris, relate Kéni. Mais au nord de L’Isle-aux-Coudres, nous sommes tombés dans une zone sans vent. Nous avons même envisagé de jeter l’ancre pour éviter que le courant du Saint-Laurent nous fasse reculer ! » Après plusieurs heures de quasi-immobilité, l’équipage s’est employé à « mettre du bois dans la cheminée », selon l’expression de Kéni. L’engagement des trois hommes a payé : à la sortie du Saint-Laurent, Captain Alternance était à nouveau dans le groupe de tête. Une situation de course qui inspire à Thomas une leçon de mesure qui vaut philosophie de vie, « il ne faut jamais être trop content quand tout va bien et jamais découragé quand tout va mal ».
Sur cette transat, savoir garder raison n’était pas la seule exigence. Dans un océan Atlantique imprévisible, les navigateurs n’ont eu de cesse de réajuster leur cap pour trouver la meilleure voie. « Nous avons toujours été francs dans nos choix stratégiques », se félicite Thomas qui souligne le rôle joué par Benoît dans la gestion d’une météo changeante. « Nous savions qu’il pouvait nous apporter beaucoup dans ce domaine, il ne nous a pas détrompés », renchérit Kéni. À 40 ans et après plusieurs années à courir en solitaire, Benoît est un lecteur avisé des cartes météo. Grâce à cette expertise, le trio a su s’orienter dans des conditions dépressionnaires et anticycloniques inhabituelles en période estivale.
Affaire d’expérience, la course au large est aussi histoire de transmission. « La force d’une équipe repose dans la capacité de chacun à partager et à recevoir ces connaissances », relate Thomas. À écouter les trois marins, le « je » occupe peu de place à bord. Le quotidien dans un monocoque tel que Captain Alternance a des allures de « colocation dans une seule chambre » qui nécessite de « mettre les ego de côté », selon Thomas. Plus qu’un impératif, l’humilité a des allures d’évidence pour le trio, qui évoque des décisions toujours collégiales et des responsabilités partagées.
Dans une course qui a laissé peu de place aux temps morts, Kéni, Benoît et Thomas ont néanmoins pu apprécier la diversité des paysages offerte par les rives du Saint-Laurent et la rencontre avec une baleine. « Nous sommes concentrés sur notre objectif, précise Benoît. Mais la navigation offre des épiphanies dont on ne se lasse jamais. » Le navigateur, qui ne connaissait que les nuits sans sommeil des courses au large, a aussi goûté les quarts et la possibilité de dormir une heure et demie toutes les trois heures. « C’est un luxe incroyable », s’enthousiasme-t-il.
Si la Transat Québec Saint-Malo est jugée globalement réussie, elle laisse à Thomas et Keni un regret. « Nous aurions aimé finir plus haut dans le classement, insiste Thomas. Ça s’est joué à peu de chose puisqu’il n’y a que quinze minutes entre nous et Sogestran (le cinquième) ». Trente-six heures avant l’arrivée, Captain Alternance a connu « un trou de vitesse » que les skippers ne s’expliquent toujours pas. « Les phases d’entraînement permettent habituellement d’apprivoiser les spécificités de chaque bateau. Nous avons récupéré ce Captain juste avant la Niji40 et nous continuons de le découvrir… en situation de course », souligne Kéni. Le mois d’août sera justement consacré aux axes de travail identifiés lors de la Transat Québec Saint-Malo. Captain Alternance s’alignera ensuite au départ de la CIC Normandy Channel Race qui partira de Caen le 15 septembre 2024. À sa barre, le duo Kéni-Thomas, guidé par les enseignements tirés de la Transat Québec Saint-Malo.